dimanche 8 mai 2016

L’Écuyer mirobolant de Jérôme Garcin

Critique de L’Écuyer mirobolant de Jérôme Garcin


Résumé :
Quatrième de couverture : "En équitation comme dans l'armée, Étienne savait combien c'eût été vain de vouloir casser les rebelles, soumettre les acariâtres, et qu'il était impossible d'atteindre la légèreté par la force, le brillant par la colère. Même les étalons les plus impérieux, il ne les avait pas combattus. Au contraire, il n'avait eu de cesse de vouloir les comprendre pour mieux s'en faire des alliés. Quel que fût le cheval, il n'aspirait qu'à se passer des aides. Il rêvait en effet de régner sans poids ni appuis, par le seul souffle de la botte, la caresse du cuir et la profondeur de l'assiette. Monter n'était plus alors une activité physique, c'était une pensée pure, un acte de foi."
Jérôme Garcin est notamment l'auteur, aux Editions Gallimard, de La chute de cheval, Bartabas, roman et Cavalier seul.
Étienne Beudant, né en 1863 et mort en 1949, est un illustre écuyer français. Officier de cavalerie à Saumur, il sera envoyé en Algérie durant la guerre d'indépendance. Jérôme Garcin livre au lecteur une biographie romancée de cette figure importante et émouvante de l'équitation française. Passeur de cultures, d'émotions, ouverture tentée vers l'absolu et l'expérience de la transcendance, le cheval est l'objet d'une quête dans le texte.  Faire le portrait du cavalier n'est pourtant pas un prétexte pour brosser le portrait de l'homme : Jérôme Garcin montre que l'homme n'existe pas sans le cheval. Bartabas disait du cavalier sans monture qu'il lui manquait la moitié de son sang, ici le sang du livre, ce sont précisément les chevaux.

Étienne Beudant et le barbe Mabrouk au piaffer.

Mon avis :
Dans la préface à son Anthologie de la littérature équestre - aussi complète qu'intime -, Paul Morand écrit que "l'histoire de l'équitation, c'est, en microcosme, toute l'histoire de l'Homme". On interpréterait bien peu en prenant la liberté de dire que la vie du cavalier serait alors une image de ce qu'idéalement une vie d'homme devrait être. L’Écuyer mirobolant n'est pas une biographie d'Étienne Beudant : dans cet ouvrage il n'est que peu question de sa famille, de son petit quotidien d'homme. Tout n'y est que par et pour les chevaux. L'ouvrage s'ouvre à "Dax, 16 janvier 1949" à l'enterrement d'Étienne Beudant. Pour autant, aucun récit de naissance ne fait pendant au récit de mort dans cette biographie. Et pour cause, la seule vraie naissance qui vaille intervient au second chapitre à "Saumur, octobre 1887". Elle est décrite en ces termes : "Enfin, il était à Saumur. Son rêve se réalisait. D'émotion, il en tremblait un peu".
Dans un curieux renversement, le livre s'attache à décrire comment les chevaux ont façonné l'homme. Étienne Beudant est célèbre en ce qu'il osait se confronter à des cas difficiles et former des chevaux atypiques n'étant pas a priori taillés pour la Haute Ecole. Il savait révéler en chaque cheval un caractère, des aptitudes et une grâce particulières. Mais ce que le texte démontre, c'est que les vrais maîtres, ce furent les chevaux. Jérôme Garcin est lui même homme de cheval, ce qui lui permet de livrer un texte juste et d'adhérer intimement à la réalité qu'il convoque. Mais faisons semblant de ne pas voir qu'il s'agit d'une autobiographie déguisée, et disons tout simplement qu'une connaissance fine du milieu et des sentiments décrits confère au texte une puissance évocatoire hors du commun.
J'ai été saisie par la variété de l'écriture qui sait mobiliser des tons et des couleurs très différents. Les chapitres en Algérie sont fins et généreux en précisions historiques piquantes comme le portrait d'Areski El-Bachir :
Caché dans la forêt de Yakouren avec sa troupe composée d'une cinquantaine de repris de justice et d'évadés de Cayenne, Areski el-Bachir cambriolait les villas des Espagnols, des Italiens, des Maltais mais aussi des riches Arabes, se flattait de prendre la défense des faibles, détournait les impôts, subventionnait les écoles, rançonnait les voyageurs, qu'il menaçait avec des fusils Lebel, et se faisait payer, en nature, par les femmes étrangères qu'il capturait. Lesquelles vantaient sa délicatesse au lit et, chacune rêvant d'être sa prisonnière, se disputaient secrètement ses faveurs en s'attardant, l'air de rien, sur les chemins de traverse.
Les nombreuses allusions à la culture littéraire commune du lecteur permettent à certains passages de développer une ironie brillante comme ici : "Areski el-Bachir, lâché par ses complices, épuisé par ses poursuivants, affamé, finit par se rendre de lui-même, le 23 décembre 1893, au caïd Belkacem. Jugé, condamné à mort, il fut décapité. Les hommes, qui perdirent un rival, soupirèrent. Les femmes, qui avaient lu Le Rouge et le Noir, pleurèrent. Et le capitaine Beudant eut une pensée émue pour le brigand devenu légendaire. Il éprouva surtout de la reconnaissance pour le fuyard aux abois qui venait de lui offrir, sans le savoir, six mois d'équitation tout terrains et de cross homériques". La référence à l'ouvrage de Stendhal faisant d'Areski el-Bachir un Julien Sorel d'un nouveau genre est particulièrement fine. J'aime beaucoup également cette idée des hommes nostalgiques d'un rival perdu. Elles me rappellent les considérations de Proust sur la guerre dans Le côté de Guermantes à l'occasion desquelles Saint-Loup se lamentait des progressions scientifiques rendant impossible toute véritable confrontation virile à l'ennemi et, partant, tout développement d'un art militaire : "Avec les terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix sera faite". Ces idées, aujourd'hui incompréhensibles au commun des mortels, sont encore naturelles pour un homme de cheval évoluant dans un milieu de haute tradition favorable au développement de valeurs telles que l'humilité, l'abnégation, le sens esthétique ou encore la recherche du divin.
On peut remarquer une évolution discrète dans le caractère d'Étienne Beudant ainsi que dans son équitation au fil du récit. D'abord cavalier intrépide, amoureux des grands espaces en Algérie, il devient petit à petit plus sensible à la qualité du temps passé au manège, à travailler inlassablement les mêmes mouvements.
J'ai été particulièrement touchée par le fait qu'Étienne Beudant parvienne à voir en chaque cheval un potentiel à exploiter. L'attention qu'il consacre aux barbes d'Algérie et l'amour qu'il leur porte montre sans ambages ce qu'est un véritable homme de cheval. Ce dernier doit être capable de révéler un cheval par un travail particulier, à l'écoute des besoins de chaque monture. Par conséquent, le texte livre un éloge de toutes les traditions équestres pourvu qu'elles soient respectueuse de la nature de l'animal. La tradition de l'équitation de Haute Ecole française n'est qu'un repère pour aborder des manières différentes de monter à cheval chez d'autres peuples de cavaliers, notamment les arabes. Le personnage de Driss m'a particulièrement marquée. Présent dès le début de l'ouvrage lors de l'enterrement d'Étienne Beudant, il est, en définitive, le seul à vraiment jouer juste :
Face à la pierre où venait d'être gravée la devise du capitaine, que la solennité du moment rendait encore plus insolente - "Pour arriver vite, aller très lentement mais assurer chacun de ses pas" -, seul resta Driss, immobile, les yeux fermés, indifférent aux mouvements de tête métronomiques de son cheval qui s'impatientait et tapait du pied. Une cloche fêlée teinta de l'autre côté de la ville. Il sortit un livre relié au dos cassé à force d'avoir été ouvert et lut à voix basse deux sourates : "Le démon n'ose pas entrer dans une tente gardée par un pur-sang" et "Le cheval est un cadeau de Dieu à l'homme". Et puis, de sa main ambrée, il ramassa un peu de terre fraîche sur la tombe, la mit dans un  sachet avec une prévenance d'archéologue, extirpa de sa poche une poignée de sable du désert, la jeta au pied de la croix, et quitta le cimetière à l'entrée duquel son cheval déposa, délicatement, dans un flic-flac régulier, une grappe harmonieuse de crottins verts.
Driss, c'est aussi le disciple - au sens noble du terme - d'Étienne Beudant dans le texte. Humble, patient et rigoureux, c'est celui qui parvient, après un long travail, à sentir pleinement l'équitation en tant qu'art, en tant que porte ouverte vers la transcendance. Cavalière moi-même, j'ai nécessairement été touchée par ce discours, l'équitation c'est précisément ça. Une voie, parmi d'autres, mais une voie privilégiée pour accéder au sens. Le passage du galop arrière m'a particulièrement marquée : "Un matin, alors que la caserne dormait encore, Driss réalisa, pour lui seul, ce galop arrière sur la terre meuble. Il eut le sentiment de bouleverser les lois de la nature et fut saisi d'un immense vertige. Il était heureux comme jamais il ne l'avait été. Il caressa son cheval pour le remercier. Ce fut la première et la dernière fois qu'il demanda cette figure. Elle serait inscrite pour toujours dans sa mémoire. Personne n'en avait été le témoin. Et il n'écrivit même pas, pour s'en vanter, au capitaine Beudant. Ce serait son secret. Il en rêverait souvent." L'exécution du galop arrière par le cheval est décrite exactement comme un miracle. Un don de pure perfection. Ces instants de grâce sont bien connus des cavaliers qui pensent l'équitation comme une relation. Ce passage, ainsi que d'autres, m'a fait penser aux textes de Nuno Oliveira, notamment lorsqu'il traite de l'équitation en tant qu'art comme ici dans un extrait de Souvenirs d'un écuyer portugais publié en 1982 :
En Art Équestre, il n'est pas question d'impressionner les observateurs mais plutôt d'établir avec le cheval une telle harmonie et une telle compréhension qu'en descendant de cheval, le cavalier sente qu'il y a eu des moments de beauté profonde et que son esprit a pu s'élever au-dessus de la vulgarité et de la médiocrité.
L'Art est la sublimation d'une technique approfondie. L'art n'est possible que si l'être humain, dépouillé de toutes ses vanités, essaie vraiment d'aimer la beauté de ce qu'il est en train de faire. L'équitation n'est ni différente des autres arts, ni exempte des influences des autres artistes.
L'Art, c'est savoir aimer profondément.
"Aimer profondément", car cette quête c'est aussi une quête transcendante, dans une recherche de l'absolu. L'équitation n'est donc pas seulement un art mais aussi une forme de religion, ou plus précisément, une mystique. En introduction à son Anthologie de la littérature équestre, Paul Morand pouvait ainsi décrire le manège comme le "haut-lieu, le cérémonial d'une religion consciente d'elle-même". Le cavalier est donc un fidèle, l'écuyer porteur de sacerdoce. Cette vision parcourt le texte à travers des notations récurrentes, "ces pauvres images arrêtées ne pouvaient rien saisir du mouvement perpétuel, de l'entente sacrée entre lui et ses chevaux" ou encore "des phrases, des phrases, rien que des phrases, ajoutées à toutes celles de ses prédécesseurs, qui ne remplaceraient jamais la beauté du geste pur, par essence indicible". Parfois, la comparaison est explicite et présente l'équitation comme une voie de grâce dans le renoncement : "Voyez-vous, mon cher Barcharach [élève de Beudant], ma vie de cavalier a été une vie de moine cistercien, et il n'y a pas de place pour la famille au monastère". Cela permet ainsi cette assertion flamboyante sur l'équitation, reprise à raison en quatrième de couverture par l'éditeur Gallimard : "Monter n'était plus alors une activité physique, c'était une pensée pure, un acte de foi".
Une pensée pure, un acte de foi. Mais qu'en est-il alors de l'écuyer sans cheval, l'écuyer que l'âge à condamné à cheminer sur ses propres jambes voire à se déplacer en fauteuil roulant? Ce portrait de l'écuyer en fauteuil est d'un pathétique qui confine au burlesque : le cavalier sans cheval est un roi sans royaume, entouré de vide, appelé au vide. Cette lente déchéance débute avec la vente de Vallerine, la dernière jument qu'il forge comme une oeuvre d'art : "Il savait très bien ce que cette décision chrétienne, prise le soir de Noël, signifiait. En cédant Vallerine, il tirait un trait définitif sur son histoire avec les chevaux. Il  n'aurait désormais plus de raisons de monter. [...] Il perdrait la mémoire. Il attendrait la mort." Cette image de l'écuyer sans monture n'est pas seulement burlesque, elle est aussi inquiétante, comme s'il s'agissait de l'accomplissement d'une malédiction. Les instants de grâce, l'accès soudain à la vérité, tout cela n'est donc pas gratuit, il y a un prix à payer. C'est d'autant plus tragique qu'être écuyer, c'est accepter une vie presque monastique et donc faire le vide autour de soi. Cette figure de l'écuyer déchu traverse la littérature équestre et semble particulièrement obnubiler Jérôme Garcin. Lorsqu'il présente la réédition de l'Anthologie de la littérature équestre de Paul Morand, il décrit l'auteur en des termes similaires :
A la fin de sa vie, Paul Morand, ce dandy triste qui avait des airs de bouddha insolent, confiait à Marcel Schneider, lequel hérita de sa garde-robe, de ses bouffantes culottes de cheval, de ses vestes de tweed et de ses redingotes pour aller aux courses d'Ascot : "Je suis tranquille, je n'ai plus faim. J'ai aimé vivre une fois, je n'aimerais pas recommencer". L'aveu valait pour l'académicien trottinant sur le Pont des Arts, mais pas pour le cavalier qui ne cessa, jusqu'à son dernier soupir, de pleurer sa galopante jeunesse, d'espérer chausser ses bottes, d'aspirer à remonter, toujours plus haut, afin de pouvoir voler au-dessus des champs, des forêts et de sa vie.
Le cheval pour l'écuyer peut tour à tour constituer une nouvelle naissance, une initiation, une quête voire un absolu et un regret incurable, à perpétuité. Jérôme Garcin décrit avec justesse, toujours à propos de Paul Morand, cet état de fait : "Il a quatre-vingt-cinq ans et il sanglote. Des yeux brillants du vieillard menu, tendu, tassé, à peine fripé, un peu rond, coule soudain une intarissable fontaine de regrets. [...] L'auteur de Milady est bouleversé. La beauté de marbre blanc des chevaux obligeants le saisit ; la délicatesse des jeunes artistes qui les montent, et dont les doigts travaillent la rêne à la manière des flûtistes pressant les trous de leur instrument, le subjugue. Et c'est alors que, au spectacle de la grâce équestre, se mêle, dans la nuit de Saint Sylvestre, la carrousel de ses propres souvenirs." Mais l'avenir est toujours du côté des chevaux, les seuls véritables maîtres, sans cesse renaissants. Alors qu'Étienne Beudant est mort, Vallerine poulinière dans un élevage, donne naissance à un jeune poulain gris cendré, "c'était l'année des R, il pensa sans hésiter à Rimbaud".

Du même auteur :
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Cet ouvrage a été récompensé du Prix Pégase en 2011.

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